Histoire ▬ Fille unique d'un père et d'une mère cultivateurs de pomme de terre, carottes, betteraves et de tout un tas d'autres légumes bons ou dégueulasses, t'es déjà désignée pour reprendre la main de l'élevage et des champs. Si tu passes ton enfance à jardiner sans piper mots et à trouver ça marrant de jouer dans la boue, tu finis bien vite par changer d'avis.
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Ça se passe un jour alors que tu portes tes légumes au marché. Là bas sous un arbre, il y a des enfants. Il y a un garçon, qui fait la lecture à d'autres. Et toi quand tu le vois tu t'arrêtes. Tu penches la tête. Il a une voix qui t'attires irrémédiablement. Alors tu te planques derrière l'arbre pour l'écouter. Tu te planques pour l'entendre vivre son histoire. Hurler lorsque les personnages partent à la bataille. Prendre une voix grave et basse lorsque l'histoire se fait triste. Enjoué lorsque les personnages finissent par se retrouver. Et tu vois Rhada, tu le sais pas encore, mais cette voix te marque bien plus profondément que ce que tu crois en cet instant. Elle se grave au fer rouge dans ton coeur sans que tu connaisses encore la signification de ces sentiments. Alors tu sers ton panier contre ton coeur et tu l'écoutes finir son histoire. Et même lorsqu'il repart avec la tribu, toi tu restes derrière ton arbre. Pensive.
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Tu tends ton petit panier rempli à ras bord au garçon qui se trouve face à toi.
« Maman vous donne ça... Elle dit que vous pouvez venir réclamer si vous avez besoin parce qu'elle a vu que votre père est malade. » Tu te dandines sur tes pieds.
« Elle dit que si tu n'oses pas venir chercher le panier elle m'enverra toutes les semaines. » Tu te grattes le lobe de l'oreille. Oh la menteuse. Tu ne sais pas mentir. Elle a pas dit ça ta mère, c'est juste toi qui veut voir ce garçon.
« Papa dit que vous nous devez rien. » Et tu pinces les lèvres en posant ton panier avant de le regarder hésitante.
« Dis... Tu veux bien m'apprendre à lire s'il te plait? Je te cuisinerai quelque chose en échange si tu veux... »†
T'as fini par grandir. Entre le travail aux champs et l'apprentissage de la lecture auprès de Graham. Tu ne le voyais pas que pour lire ou que pour lui donner son panier de légumes. T'as fini par te rapprocher de lui. Sans doute un peu trop. T'as ton coeur qui s'emballe dès que tu le vois. T'as ta peau qui se hérisse dès qu'il commence à te lire un livre avec sa voix grave. Mais... t'as fini par atteindre tes limites. Tu finis par le couper dans sa lecture. L'heure a sonné, tu le sais. Tu lui dis.
« Demain je pars pour l'armée. » T'en peux plus de ta campagne. Tu veux aller en ville. Tu veux de l'action. Tu veux pas passer ta vie à planter des choux et à récolter des pommes de terre. T'étouffe au grand air. T'as trop d'énergie à revendre, t'as besoin de faire autre chose que ça. Tu lui demandes pas de comprendre. Mais t'as besoin de lui expliquer, parce que... tu l'aimes bien Graham. T'as à peine quatorze ans. Tu sais pas trop ce qui se passe dans ton corps, mais ça te fait mal de devoir lui dire au revoir. Alors tu te penches juste sur lui, et tu poses tes lèvres sur les siennes. « On se reverra. » Que tu lui murmures avant de finir par t'enfuir. Ouais. T'es pas vraiment douée pour les adieux.
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L'armée a fini par te forger. T'as fait des classes avec brillance puisque tu as terminé première. Et t'as fini par rejoindre les Spéciales. La ville, toi qui rêvais d'y vivre. Mais la réalité t'a bien vite rattrapé. Les Spéciales... C'est d'un ennui mortel. Pourtant t'as dû finir par réussir à te démarquer d'une manière ou d'une autre puisqu'on fini par t'appeler pour que tu sois aux services du Roi lui même. Un test qu'on te fait passer avec brio sous couvert d'une promotion. Tu ne sais pas pourquoi tu l'acceptes ce test, toi qui n'a jamais aspirée à devenir gradée et à subir le poids des responsabilités de ces fonctions. Mais tu prends ça comme un défi personnel que tu veux relever. Il aurait mieux valu que tu dises non. Ce n'est même pas une proposition que l'on te fait, c'est un ordre. A partir du moment où tu es au courant de l'existence de la Section XII, tu ne peux plus faire marcher arrière. Tu es désormais liée à vie à ce service secret.
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T'as pris ton temps. T'as longuement réfléchi à ça. A ta vie qui vient de prendre un nouveau tournant. T'as bien compris que tu n'as pas le droit à l'erreur. Que si tu sers le Roi lui même, que tu lui sers d'yeux, d'oreilles et de mains... t'as bien pigé que tu devais faire attention à toi. T'es pas pour lui. Mais t'es pas non plus contre lui. A dire vrai tu ne t'étais jamais posée aucune question à son sujet. Mais maintenant que tu es devenue l'un de ses pions, maintenant que tu as les mains sales... Tu doutes. Et tu doutes de tout. Des murs. Des hommes. De la noblesse. Pire encore, tu ne peux partager tes doutes avec personne. Alors tu continues la sale besogne sous couvert de ta place chez les verts.