Histoire ▬ Tu cours. Tu cours le plus vite possible. Aussi vite que tes maigres jambes te permettent de le faire. T'entends encore derrière toi le gros homme gueuler comme un porc qu'on serait en train d'égorger.
« MON POULET ! MON POULET SALE VAURIEN ! » Tu ne lances même pas un regard derrière toi, t'as bien trop peur de te casser la gueule sur un de ces maudits pavés qui ressort de la route et de perdre le fruit de ton larcin. Alors tu cours à en perdre haleine. Le plus loin que tes muscles te permettent de le faire. Tu finis par grimper sur les toits et te cache derrière une cheminée. Puis tu enlèves le poulet de sous ton pull et te rues dessus. Tu n'enlèves même pas la peau, tu ne prends même pas la peine de le décortiquer. Tu as bien trop faim pour ça. Et pour gâcher un seul morceau. Tu arraches une cuisse et la porte à ta bouche, dévorant voracement la peau dégoulinante de graisse et la chair blanche et tendre. Et puis tu entreprends de ronger l'os tel un chien. Jusqu'à ce qu'il n'y ai plus une seule trace de viande dessus. Et tu continues ton festin, collé contre la cheminée. Jusqu'à ce qu'une voix se fasse entendre.
« Jpeux en avoir un bout? Juste un petit bout... » Tu relèves les yeux, la bouche pleine, des morceaux de viande sur tes lèvres et tes joues. A distance respectable de toi se tient un jeune garçon. Il est plus petit que toi, il doit bien avoir 4 ans. Ton regard fait un aller retour entre la viande et son visage maigre et maculé de saleté. Tu réfléchis pendant quelques secondes puis étales un peu plus ta couverture sur le sol.
« Viens là. » Il s'approche, tremblant, et tu lui donnes une cuisse qu'il se met à manger lentement.
« J'm'appelle Basile. Et toi? » Il se cure le nez, renifle et te fixe avec ses grands yeux verts.
« Peter. »†
« Pourquoi t'es assis par terre? » Tu relèves la tête. Devant toi se dresse une petite fille, elle doit bien avoir une dizaine d'années et pourtant elle paraît avoir bien plus tant son visage est fatigué et marqué par la souffrance. Elle porte une jolie robe immaculée et rose, avec un ruban dans ses cheveux, et elle te fixe de ses grands yeux noisettes. T'en reste sans voix. C'est bien la première fois qu'on s'arrête pour te parler. T'as bien envie de lui répondre méchamment à cette question a la con. T'as bien envie de lui rétorquer que le sol c'est le seul endroit où tu peux poser ton cul, et encore puisque ça dérange les grandes gens. T'as envie de l'envoyer chier, qu'elle dégage et qu'elle te laisse en paix. Mais tu dis rien de tout ça. Parce que toi t'as faim, et que t'as besoin d'être gentil pour avoir à manger.
« J'attend... » Réponds tu simplement.
« Et qu'est ce que tu attends? » Tu regardes le sol. Tu ne réponds pas. T'es gêné en fait. Tu sais pas pourquoi, mais cette gamine qui te cause comme si t'étais comme elle et pas un moins que rien ça te fait tout drôle. Elle pose les yeux sur tes mains tendues et elle semble comprendre. Tu finis par sentir un tissu rêche au creux de tes paumes.
« J'ai pas de pièces ni à manger. Mais j'ai ça si tu veux. » Tu ouvres grand la bouche.
« C'est... » Elle te coupe.
« C'était à mon père. Il est mort lors de sa dernière sortie. » Elle te sourit, te prend la main et la met sur la cape.
« Je pense qu'elle te sera utile. » Tu ouvres et referme la bouche plusieurs fois.
« Je ne peux pas accepter. C'est un souvenir. » Elle sourit tristement.
« Oui. Mais aujourd'hui c'est à mon tour de l'offrir pour qu'on s'en souvienne. » Alors tu la regardes à nouveau.
« Pourquoi? » Elle baisse les yeux et te lance un regard à faire fondre n'importe qui.
« Je suis malade... » Répond t'elle simplement.
« Passe à la maison. Je te donnerai son équipement. Je pense qu'il aimerait qu'il serve à quelqu'un. »†
« T'endors pas Pete... » Tu tiens le petit garçon blotti contre toi, l'entourant de tes maigres bras. Il fait si froid dehors, dans ses rues souterraines. Si froid et tu n'as que pour abri une impasse où tu as réussi à construire un petit abri de fortune. Cette fois-ci tu essayes désespérément de le réchauffer avec ta chaleur et la maigre couverture que tu as réussi à voler. Il est malade, si malade... Tu as peur qu'il s'endorme et qu'il ne se réveille jamais. Alors tu luttes pour garder les yeux ouverts, et tu lui parles pour qu'il reste éveillé jusqu'au matin. Lorsque les rayons du soleil perceront les nuages et qu'ils le réchaufferont un peu tu le laisseras dormir, mais pas là. Alors tu lui causes, tu lui dis tout ce qu'il te passes par la tête.
« Quand tu seras assez grand on rejoindra l'armée. Pis on s'entraînera ensemble. Et plus tard on sera des champions d'accord? On vivra dans Sina... J'vais te sortir de là Pete je te le promet... » Ta bouche est pâteuse. Et tes paupières sont tellement lourdes. Tu sens le froid t'envahir, t'engourdir, et finalement tu ne réussis plus à tenir.
« J'vais te sortir de là... » Ta tête dodeline, et tu finis par sombrer dans le sommeil...
Tu te réveilles en sursaut. Tu te frottes les yeux et te maudis. Puis tu secoues ton ami.
« Et Pete, viens on va marcher pour se réchauffer un peu. » Tu dégages les minuscules flocons pris dans les cheveux fins et blond de ton ami, mais ce dernier ne bouge pas.
« Pete? » Pas de réponse. Tu commences à paniquer.
« Hey Peter arrête c'est pas drôle ton jeu là ! » Tu le secoues et gigotes pour le retourner sur le dos. Ses yeux sont clos. Son visage est froid comme le marbre et son visage semble en paix. Tu le secoues à nouveau.
« Non... Non... Pete allez réveille toi ! Regarde là bas le boulanger fait des tartes aux myrtilles je sais que t'adores ça vient on va en voler une ensemble ! » Mais Peter ne bouge pas. Tu le sens au plus profond de toi, tu le sais, qu'il s'est endormi et que plus jamais il ne se réveillera. Mais tu continues de le secouer. Et tu sanglotes.
« Allez Pete, allez ! » Tu poses ta tête sur son torse et tu pleures. Un homme passe près de toi, jetant ses ordures, vous jetant à peine un regard. Tu lui balances un trognon de pomme dans la tronche.
« Pourquoi vous nous regardez jamais hin? Pourquoi vous nous aidez pas? On voulait juste un toit, un repas. On voulait juste s'en sortir...» L'homme hausse les épaules.
« C'est la vie. C'est comme ça. Si tu veux t'en sortir va chez les Spéciaux. » Et il repart. Et toi, toi tu restes là. Tout seul. C'est la vie. Ouais. Et tu sens monter en toi une bouffée de colère. Si la vie est injuste, si le destin fait qu'un petit bonhomme qui n'a rien fait meurt de froid, alors ta vie, tu vas la reprendre en main.
†
Tu l'oublies pas, cette gamine qui t'a refilée cette cape de l'exploration, cet équipement tridimensionnel un jour que tu faisais la manche. Au final, tu lui en es reconnaissante. Grâce à sa mort, toi tu vas pouvoir vivre. C'pas gai. C'est même franchement morbide cette histoire quand t'y pense. Mais maintenant ce sont des choses dont tu passes outre. Fini le gamin des rues famélique, effacé et gentil. Basile a disparu en même temps que Peter. Basile, c'est du passé. T'as changé en même temps que le froid a emporté ton ami. Et le froid t'a donné ce caractère glacial, totalement à l'opposé de ce que tu étais avant, mais il t'a permis de te redresser et de prendre ta vie en main. Alors tu caches au plus profond de toi ce gamin miséreux. Tu te crées une carapace, tu te forges un mental d'acier, un nouveau caractère, un nouveau personnage pour t'engager dans l'armée. Basile laisse place à Ash. Le phoenix qui renaît de ses cendres.
†
Ta détermination a payé. T'as fini par te classer quatrième de ta promo. T'es un combattant hors pair, aussi bien avec des lames qu'au corps à corps. Par contre t'es un incroyable solitaire, tu n'as aucun esprit de groupe. Pourtant ta force et ta régularité ont payé. Tu voulais être dans les dix premiers car tu voulais prendre ta revanche. T'avais promis à Peter que tu viendrais dans les murs de Sina, tu t'étais juré que tu vivrais bien, que tu vivrais mieux. Ta revanche est arrivée. Et aujourd'hui après plusieurs années passées dans les Spéciales en tant que soldat, on te propose de jouer les chaperons auprès d'une fille de riche.
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