Mon premier souvenir ? J’avais cinq ans et je me promenais au milieu de la foule. Mes vêtements semblaient avoir trop vécu. Les allées et venues des gens me donnaient mal au crâne. Je ne savais ni ou j’étais ni qui j’étais. Je me sentais totalement à la dérive. J’avais beau comprendre ce que me disaient les gens. Je ne pouvais m’empêcher de tout traduire dans ma tête. Que se passait-il ? Des larmes silencieuses roulèrent sur mes joues. Je ne comprenais rien. Vraiment rien. Alors que j’allais et venais, mes forces finirent par m’abandonner. J’avais faim, il faisait froid. Attirée par une odeur alléchante, je pénétrais dans un établissement, sans savoir comment, le mot taverne me vint à l'esprit. Le retour à la chaleur fut un choc tel que je m’évanouissais et tombais avec fracas sur le sol, faisant tourner les têtes. Ce fut dans les bras d’un jeune homme d’une quinzaine d’années que je rouvrais les yeux. Il semblait s’attendre à me voir disparaître en un instant.
«
Je t’ai entendu murmurer en langue étrangère mais tu me comprends n'est-ce pas? »
J’avais envie de tout sauf de parler. Ma gorge était pâteuse, ma tête me faisait souffrir. Il s’était cependant bien occupé de moi.
«
Oui. »
Il garda quelques minutes l’enfant que j’étais dans ses bras, me posant tout un tas de questions auxquelles je ne pouvais répondre. Des larmes me montèrent aux yeux. L’inconnu arrêta donc là l’interrogatoire. Il voulait me présenter à une de ses connaissances. Docilement, je le suivais comme s’il pouvait m’apporter la lumière.
Le jeune homme me conduisit à un poste de secours. A l’époque bien sûr, je n’avais aucune idée du lieu où je me trouvais. J’observais la cohue et le nombre de personnes autour de moi. Je me sentais comme déconnectée. Bien vite, des gens s’attroupèrent autour de moi. Ils me conduisirent dans une salle, un petit peu à l’écart. Une infirmière vint m’examiner. Mon sauveur ne me quitta pas un instant. Il était devenu le roc auquel je me raccrochais. Sans sa présence, l’enfant que j’étais aurais surement fondu en larmes. Alors que l'infirmière me débarrassait de mes vêtements crasseux et nettoyait mon corps, on put voir apparaître contusions, bleus et hématomes. Je ne les sentais même plus. L'infirmière prenait des notes et posait des questions sans que je l’écoute vraiment. Elle testa mes réflexes. Les résultats durent lui sembler positifs car elle me laissa tranquille. Elle avait simplement gardé à la main une plaque, d'apparence militaire avec le nom Romanov dessus que je portais autour de mon cou. Le caporal Romanov avait mystérieusement disparu depuis une semaine. Mais, le plus troublant était surement qu'on ne lui connaissait aucun enfant. Personne ne savait qui j’étais. Personne ne pouvait m’aider. J’étais seule, désespérément seule.
∞ ∞ ∞
Les neuf années suivantes de ma vie ne furent pas d'un grand intérêt. On m'avait placée dans un orphelinat. Ma condition particulière était venue à bout de toutes leurs tentatives d'intimidation infantile. Mon incapacité chronique à ressentir la peur les agaçaient et ils avaient fini par jeter l'éponge. Il m'arrivait souvent de me mettre bien malgré moi dans des situations dangereuses. Enfant, je ne voyais pas où était le mal. A présent, je n'en avait tout simplement plus rien à faire. Ainsi, lorsqu'à 14 ans on m'encouragea très vivement à quitter l'orphelinat pour intégrer la brigade d'entrainement, je ne protestais pas. C'était ce que je voulais après tout, quitter ces murs sinistres, pouvoir voir l'extérieur et peut être aussi, plus secrètement, découvrir qui j'étais. Sous mon apparence enjouée, je cachais des réflexions plus sombres. les pans de ma mémoire qui me manquait semblait dissimuler de lourds secrets. Tout au fond de moi, sans pouvoir me l'expliquer, je sentais que ce n'était qu'à travers l'armée que je pourrais en apprendre davantage sur moi même.
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Entrer dans la brigade d'entrainement n'avait pas été de tout repos. Je ne faisais pas partie des meilleurs, loin de là. Mon niveau était même plutôt moyen. J'avais néanmoins un atout que les recruteurs avaient tout de suite repéré. j'étais très rapide et plutôt agile. Les recruteurs m'avaient comparé à un chat et avait décidé de me donner ma chance malgré ma faible force physique. Le détail auquel ils n'avaient pas pensé était que si le chat était agile et rapide, il était aussi indépendant et difficilement éducable. Ils en firent rapidement les frais.
Dès mon premier jour d'entrainement, tout se passa de travers. Alors que nous devions nous mettre en rang devant les instructeurs, je me figeais en plein milieu de ma marche me faisant rentrer de dans au passages par les personnes se trouvant derrière moi. La raison de ma torpeur n'était autre que l'un des instructeurs. Ses traits, bien que plus matures, étaient gravé dans ma mémoire. Il s'agissait de mon sauveur, le premier visage qui apparaissait dans ma mémoire embrouillée. Apparemment, lui ne me reconnu pas. Il fronça les sourcils, l'air agacé. Je filais donc me mettre en position sans demander mon reste, les joues rouges d'humiliation.
L'entrainement était très dur et on ne nous laissait rien passer. Je faisais de mon mieux pour améliorer mes performances au combat mais je supportais difficilement les ordres et les commentaires cinglants des instructeurs. Je faisais mon possible pour retenir les réparties acerbes qui me montaient aux lèvres mais bien souvent elles sortaient malgré moi. Je n'avais pas peur des instructeurs, pas peur d'être renvoyée. La encore, ma "maladie" me jouait un tour cruel. Mes coups d'éclat me valaient en général réprimandes et punitions. Je manquais même à plusieurs reprises de me faire renvoyer purement et simplement. J'étais le vilain petit canard de la session d'entrainement, mais un vilain petit canard qui s'améliorait au fil des mois.
Il en fallait néanmoins plus, toujours plus. Lors d'un entrainement au combat au corps à corps, je me retrouvais face au meilleur élément de la promotion. Je passerais sous silence la raclé qui m'avait été administrée pour ne garder que l'évènement marquant. Alors que ma tête heurtait violemment le sol, des images et des sensations inconnues m'apparurent comme dans un voile. Les images étaient brouillées et semblaient se superposer. Un homme, une femme, belle avec de longs cheveux d'ébène et des yeux bleus saphir. Mes yeux. Du sang, beaucoup de sang, un corps, trainé, une petite main attrapant un chaîne en métal. Des cris. Un silence déchirant. La douleur. Une immense douleur et puis cette sensation étrange, au creux de l'estomac comme si on me broyait les tripes. Qu'est ce que cela voulais dire?
Je reprenais peu à peu conscience, au sol, mes vêtements déchirés et pleins de poussières et des traces de coups violacés sur le visage et l'ensemble du corps. Une ombre me cacha le soleil. J'ouvris péniblement les yeux pour les poser sur le sauveur de mon enfance. C'est à ce moment précis qu'un éclair de compréhension traversa son visage. Je su alors qu'il m'avait reconnue. Il avait mis le temps le bougre.
Il vint me trouver à la fin de l'entrainement pour que je comble les blancs de ce qu'il connaissait de mon histoire entre le moment où il m'avait déposé à l'orphelinat jusqu'à mon arrivée à la brigade d'entrainement. Je lui parlais de ma "condition". Il rit en me révélant que c'était sans doute à cause de mon incapacité à ressentir la peur que j'étais devenue la bête noire des instructeurs. L'autorité passait par le respect et par la peur. La peur étant inenvisageable, il leur restait à gagner mon respect. Lui l'avait gagné il y a bien longtemps et je m'engageais à suivre ses ordres... dans la mesure du possible. De son côté, il décida de me former de façon plus intensive. Je restais après les entraînements afin qu'il m'aide à me perfectionner au combat. Il m'appris comment compenser ma faible force physique par de la ruse et de la rapidité. Il m'apprit également comment tirer profit de la force d'un adversaire. Il m'arrivait parfois d'être trop épuisée pour pouvoir continuer mon entrainement physique. Dans ce cas, nous nous installions pour jouer aux échecs. Il considérait que ce jeu était essentiel pour tout bon militaire. La stratégie faisait partie de la survie. J'avais bien retenu la leçon.
Ma dernière année de formation fut remarquable et remarquée. Si je ne finissais pas dans les 10 premiers de ma promotion, j'avais néanmoins parcouru un long chemin. J'étais sans aucun doute l'une des meilleurs (dire la meilleure aurait été trop prétentieux) lorsqu'il s'agissait de me rendre presque invisible. Silencieuse et furtive, on m'avait même surnommée "le fantôme". Lors de mon tout dernier jour d'entrainement, l'instructeur qui avait été le plus véhément quelques années plus tôt pour me faire renvoyer dit suffisamment fort pour que tout le monde puisse l'entendre "
A défaut d'autre chose, elle pourra toujours faire la messagère d'unité en unité". Etant trop loin pour une répartie acerbe, je m'étais contentée de lui jeter un regard mauvais avant d'aller récupérer mon nouvel uniforme du bataillon d'exploration. Une nouvelle vie s'offrait à moi. J'allais enfin découvrir l'extérieur.